Quels sons fabrique-t-on, et quels sons entend-on à Bruère-Allichamps ? Comment l'ensemble des sons, qu'ils soient l'effet du travail ou la signature de la nature, la trace de la mémoire ou l'indice des relations humaines, dessine-t-il une appartenance commune à un territoire partagé ?
Comment les sons construisent-ils ce territoire autant qu'ils le révèlent ?
Chaque page de ce site répondra à ces questions. Bonne navigation !
La Bibliothèque de sons vous permettra de réentendre, de mieux comprendre, et peut-être de mieux apprécier les différents sons des lieux où l'on vit, aujourd'hui, à Bruère-Allichamps.
La cave de M. Chabin
Adresse / lieux-dits : rue George-Sand, Bručre
Mais où qu’on soit, et de quelque saison que l’on parle, les frontières n’existent pas vraiment pour l’oreille de Thierry. A travers la vitre givrée de la cour, une mésange à peine entrevue lui suggère d’évoquer son rapport aux oiseaux qui peuplent ses nichoirs. Et tout à l’heure, lorsqu’il nous mènera sur le rempart de son domaine restauré par ses soins, et d’où l’on surplombe Bruère, ce sera pour écouter dans le lointain, « juste à côté, tout proche », la bande passante de l’autoroute, et aussitôt après, pour rejoindre les chauve-souris qui l’attendent au fond de sa cave. Proche… Lointain… Et entre les deux, la frontière de sa seule écoute. Frontière mouvante, placée selon sa volonté, et dont l’imperméabilité est qualifiée par lui-même, souverainement. « Là-bas, c’est La Celle ; là-bas, on entend les forestiers, en automne ; là-haut, en automne, quand les grives s’en vont… »)
Pour le moment, autour du fourneau et du café fumant, les sons se sont invités. Thierry les évoque, dans un ordre dont lui seul connaît la règle, et dont je ne retiens que l’apparent désordre. Il est question de frontières, entre la ville et la campagne toute proche, entre l’intérieur et l’extérieur de sa maison, entre les cours que traversent les sons, les après-midi d’été. Mais aussi entre les sens : pour parler des sons, il faut parler des odeurs, et pour évoquer celles-ci, il faut évoquer l’enfance, et l’époque de l’apprentissage. Dans le passage latéral à la maison, la moto rutilante et dernier-cri, organe de la vitesse, côtoie les jambons salés à l’ancienne, objets de goût qui prennent tout leur temps…
Pour me faire ressentir l’intimité de son univers, il lui faut maintenant m’en faire apprécier l’extérieur. Les mots se brouillent, la neige confond et inverse tout : le dedans et le dehors, le proche et le lointain, l’ombre et la lumière, le bruit et le silence. Les micro-événements offerts à nos oreilles attestent une maîtrise du paysage inversement proportionnelle à l’intensité des sons perceptibles. « Ici, on entend tout ce qui se passe à Bruère… Regardez comme ici on n’entend rien… On entendrait une mouche voler… Ecoutez ! Vous entendez ? »
Le froid glacial nous fait bientôt apprécier le silence de la cave. Là encore, comme au dehors, c’est un silence habité qui nous enveloppe, un silence cistercien, à peine plus silencieux que le paysage extérieur ou que « Des pas sur la neige ». Car au fond de la cave hibernent plusieurs couples de chauve-souris d’une espèce protégée. Mais ce silence en impose à la voix de Thierry, qui adopte instinctivement, lui d’ordinaire si disert, le ton du murmure, à la limite du « voisé » et du « sonore », du parlé et du susurré. Avant que d’être un moyen de communication, et bien avant que de faire partie d’un système de signes, le son de notre voix est une façon de s’approprier l’espace que nous occupons, comme les peintures pariétales des grottes du Périgord. La voix de Thierry en dit plus que ses propres mots : à l’aide d’infimes nuances, elle exprime la recherche, le tâtonnement, la déception, l’obstination, la satisfaction, enfin, d’avoir enfin localisé les hôtes pressentis.
Alors se produit l’inattendu. La chute d’un linteau placé en équilibre brise le climat sonore que le lieu imposait. Le murmure résiste rarement au danger. Le cri d’alerte est peut-être ce qui nous fait le plus ressembler aux oiseaux.
Même par temps de neige, la maîtrise du sonore dont rêve encore l’humanité, et dont Thierry Chabin est lui-même un acteur, ne résiste pas longtemps au faux pas d’un enquêteur, à l’humidité d’une voûte, à la chute d’un linteau.